On était, on était… et bien tiens on était ce soir le 24 décembre. Joseph tentait de demander de l’aide mais personne n’entendait ses appels. Chacun avait son casque MP3 sur les oreilles, occupé à écouter les chants de Noël arrangés à toutes les sauces et entrecoupés de pubs. Quelques-uns écoutaient ‘’Douce nuit, sainte nuit ‘’ sauf qu’il faisait moins cinq degrés justement à minuit moins cinq. Dans cinq minutes, les cloches des églises allaient sonner pour annoncer la naissance de Jésus sauf qu’il n’était pas encore venu au monde ! Marie titube de fatigue, grelotte de froid et Joseph la protège tant bien que mal avec une couverture trouvée à l’entrée d’une bouche de métro sur le sol gelé et lui Joseph ramasse un gilet jaune qui traine par terre depuis la manif de la semaine dernière. D’autres passants écoutent « Il est né le divin enfant » version techno ou Slam, d’autres encore, des papis et mamies, la version de Tino Rossi. Sauf qu’il n’est pas encore né ! Joseph avise une boulangerie et se dit : ‘’Puisque c’est la maison du pain*, Bethléem, je vais bien trouver quelque chose’’. Plus un pain, plus une baguette, pas même un gâteau de la veille. Comble de l’ironie, Il reste seulement quelques petits Jésus en pâte d’amandes que ‘’gloutonnent’’ bruyamment des enfants absorbés à écrire des texto sur leur smart phone.
« Déjà une petite victoire, ma chérie’’ murmure-t-il à l’oreille de Marie, épuisée. D’un autoradio d’une voiture où le conducteur jure ‘’nom de Dieu’’ à tue-tête en faisant du sur place depuis dix minutes, on entend chanter le Noël ‘’Entre le bœuf et l’âne gris’’ mais dans cette crèche improvisée, pas d’âne ni de bœuf mais deux petits chiens abandonnés qui, sans crainte, s’approchent. Des haut-parleurs tout autour de la place de l’Etoile diffusent la musique du clip vidéo de Grand Corps malade en hommage aux femmes du monde entier. Quand je pense que c’est sur ces paroles que Marie accouche d’un enfant qu’elle nomme Joschua. ‘’Pas courant comme prénom !’’ se dit le chauffeur de taxi qui depuis, s’est un peu calmé mais ne sait pas que le Fils de Dieu est là, à quelques mètres de lui dans cet embouteillage. Quelques S.D.F accompagnés de quelques pacifiques gilets jaunes se sont approchés et se surprennent à murmurer de vagues sons rauques venus du fond des âges de leur vie anonyme. La mélodie est chancelante mais si belle. On croit entendre « Gloria, gloria, in excelsis… quelque chose comme ça », des mots très vite couverts par le ronronnement pollueur des moteurs et des klaxons impertinents dépourvus de poésie et de beauté du monde. Depuis sa voiture estampillée « corps diplomatique », un monsieur très classe demande rapidement à son chauffeur de prendre une photo avec son portable car il trouve la scène touchante et insolite. ‘’Mettre au monde un enfant sous l’Arc de triomphe, on aura tout vu…’’. Il la poste aussitôt sur Twitter. Peu de temps après, tous les réseaux sociaux (qui ne font pas forcément dans le social) relayent l’info. En un temps record, tous les médias sont sur place.
Se penchant tout près du nouveau-né, son sang ne fait qu’un tour et, revêtu de son autorité, donne un ordre exceptionnel et totalement insolite, lui qui demandait depuis des semaines aux forces de l’ordre une sévérité à toute épreuve : il fait renvoyer gendarmes et policiers et la meute de journalistes. « Assurément, cet enfant est le fils de… mais de qui ?’’ se demande-t-il. Il ne le sait toujours pas. Dans les secondes qui suivent tous les réseaux sociaux font le buzz. À la vitesse du Net, le président de la République, sorti de son confinement le matin même, le premier ministre, le président du Sénat, les ministres du logement et de la réinsertion sociale, les responsables de l’opposition, les syndicats, tous revêtus de leur indispensable masque puis des ambassadeurs de tous pays, tels des rois mages qu’ils souhaitent devenir le temps de l’éphémère, accourent pour une grand-messe médiatique. Par hasard pour certains, grâce à Dieu pour d’autres, des évènements inattendus feront bien les choses. Au moment de l’édition spéciale du journal télévisé, une panne d’électricité géante interrompra le direct obligeant les grands de ce monde à un peu d’humilité et personne ne connaîtra la provenance de leurs cadeaux. Ce noir absolu et la seule et faible lueur de la flamme du soldat inconnu, permettent à Joseph et Marie, serrant Jésus dans ses bras, de repartir discrètement par un autre chemin… Le lendemain, au bord du canal Saint-Martin, les sans-abris mangent, pour une fois à leur faim, les sandwichs offerts la veille à Jésus et ses parents, par les rois mages momentanés du monde entier. Trente-trois ans plus tard, on continue d’expulser dans des charters, des inconnus sans-papiers qui ne savent pas où aller. Mais certains ont dans les yeux, une petite flamme connue d’eux seuls, car sur le tarmac de leur destination incertaine et lointaine, les attend un autre sans-papiers nommé Jésus. Il vient d’être… m’a-t-on dit, lui aussi expulsé particulièrement violemment et le mot est faible. On raconte qu’il s’en est sorti trois jours plus tard. C’était un dimanche de Pâques. Ce soldat, inconnu de tant de gens, n’a donc pas vécu pour rien ! Alors, croyez-moi, c’est beaucoup plus qu’un conte de Noël, puisque nous sommes ici, ce soir, 24 décembre 2020. Daniel JUBLIN le 24.12.2020
* Bethléem en hébreu, maison du pain.
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